La mule a Genevois

Je transportais du Bourg à Huez, un des villages les plus hauts perchés du mandement de l’Oisans, comme vous savez, un fort chargement de vin. Six mules j’avais, qui chacune portaient leurs deux barriques, soit en tout six hectolitres ou comme on dit chez nous six « charges ». Cinq de mes mules sont des bonnes et vaillantes bêtes ; mais la sixième c’est tenez, c’est… une mule, emportée, rétive, répondant par des coups de pieds aux bonnes paroles ; je l’appelais l’Allemande, à cause de ça ; mais forte, dure au travail, mangeant peu bûchant fort, ce qui fait que je l’estimais tout de même.

« Nous avancions lentement, car le gel avait fait du chemin une vraie glissoire. La neige tombait, et je me pressais, parce-que la nuit arrivait et que le froid était raide ; un temps de loup, quoi !

« De loup, en effet, comme vous allez voir. Nous venions de passer au-dessus de l’endroit où était autrefois le raccourci qui va à la ’’Cristallière’’, quand je vois apparaître toute une bande de ces affamés. Les yeux sanglants, la gueule béante, soufflant comme des buffles, ils se mirent à me suivre, moi et mes bêtes, dans l’espoir de faire butin, soit avec moi, soit avec mes bêtes, soit même avec moi et mes bêtes.

« Cette compagnie ne me plaisait guère. Cependant, je me disais : — Si tu perds la tête, c’est fini ! Tu ne peux pas lutter contre toute cette vermine; il faut faire la part du feu !

« Naturellement, je ne vais pas me sacrifier pour sauver mes mules, mais je peux sacrifier une de mes mules pour me sauver. Laquelle ? Mon choix n’est pas long. C’est la bête hargneuse qui tire à « hue » quand on veut la faire aller à « dia » et qui me montre plus souvent qu’il faut l’envers de son sabot.

« Sitôt pensé, sitôt fait ! L’Allemande, tu vas y passer ! En deux temps, trois mouvements, je débarrasse vitement la mule de son faix ; j’en charge deux de ses compagnes qui se tireront comme elles pourront de ce surcroît de port ; j’attache fortement la bête rétive à un sapin et, piquant les autres, je m’éloigne.

« Dire que je n’avais point de regret en abandonnant à son sort ma mule méchante, vicieuse, mais forte comme deux bœufs, serait me faire plus dur que je ne suis… mais, mettez-vous à ma place… »

—Arrivé sain et sauf chez moi, je raconte à ma femme pourquoi elle ne voit pas l’Allemande avec les autres mules ; je pense à ma bête qui pendant tout ce temps doit-être à se défendre comme elle peut contre les attaques du troupeau de loups ; j’y pense tant et tant que je ne peux pas fermer l’œil de toute la nuit. Ma femme m’a dit que j’avais pleuré, mais ça, c’est une supposition à elle…

« Quand le matin fut venu, mes idées s’arrangèrent et je me dis :

«–Puisqu’il faut en faire son deuil, j’en fais mon deuil ! La bête m’avait coûté cent écus ; c’est une nuit bien chère que ces maudits loups m’ont fait passer, sans compter le mauvais sang que je me suis fait… Allons là bas voire ce qui reste de l’Allemande; ses fers étaient tout neufs, son licou était bon, les carnassiers ne doivent pas avoir tout digéré…

« Tout en me tenant ces propos et d’autres, j’approchais du lieu du carnage. Le cœur me battait encore de la grande émotion de la veille. J’étais pressé et j’avais peur d’arriver tout à la fois. Le Grand-Ribot n’était plus qu’à l’autre contour du chemin quand, soudain un hennissement que je reconnais me secoue tout l’être. Je hâte le pas. C’est là …oui …c’est là que hier au soir, j’ai été forcé, pour sauver ma propre vie, de laisser l’Allemande sans défense au milieu des loups dévorants. Mais qu’aperçois-je ? C’est elle, oui c’est elle, saine et sauve et affamée, piétinant à plaisir sur les corps inanimés de six loups occis par ses terribles ruades, qui m’a flairé de loin et qui m’appelle. Qui fut content ? l’homme. Qui le fut plus encore ? la bête. Quand je l’eus détachée et ramenée en triomphe à son écurie où une triple ration d’avoine réconforta la brave combattante.

 

Depuis lors, l’Allemande n’est pas devenue moins rétive, mais en récompense de sa bonne défense, je l’appelle la Victorieuse et je ne la céderais pas pour son poids en or…»

Extrait du livre « En diligence de Briançon à Grenoble. » Léo Ferry 1879

Histoire entendue à Bourg d’Oisans par l’auteur, racontée par un certain Genevois