Le collecteur
La Vallée du Vénéon au XVIIe siècle.
Aventure du maître Jean Martin collecteur des tailles enquêtant pour le Roi Dauphin, au mois de mai 1700.
Récit d’ Henry Debraye paru dans la Revue des Alpes Dauphinoises du 15 août 1909 .
Devant la porte du châtelain du mandement d’Oisans, Nicolas Giraud, les gamins du Bourg d’Oisans les plus matinaux sont en grande assemblée admirative : la mule du maître Jean Martin, collecteur des tailles, est harnachée, prête à partir.
Les deux fonctionnaires, pleins d’importance à cause des badauds qui les regardent causent gravement.
N’oubliez pas, dit Nicolas Giraud, que cette enquête sur l’état des communautés composant la vallée du Vénéon doit faire l’objet de tout vos soins et attention : il sied de l’opérer avec exactitude et fermeté.
Maître Jean Martin grimpe péniblement sur sa mule : son âge l’a fait grossir un peu, et ses mains sont plus familières de la plume d’oie que des rênes d’une monture. Aussi son prestige en est quelques peu diminué.
C’est la fin de mai, le soleil rit; cependant, M. le collecteur s’est chaudement vêtu ; sur la mule il a chargé couvertures et provisions, car le pays passe pour très froid, et très pauvre.
M. le collecteur est maussade, ce matin ; il lui faut enquêter aux Gauchoirs, à Venosc, à Saint-Christophe-en-Oisans, afin de faciliter le travail de la Commission chargée par M. l’intendant Bouchu de la révision des feux de tout le Dauphiné. (1)
Tout en remontant la Romanche, Jean Martin grognonne en son âme. Le Grand Roi, vieillissant, ne peut plus surveiller activement son administration, qui s’en donne a coeur-joie : études, enquêtes, commissions, vérifications, que de réformes en train ! Ah ! tout va bien mal depuis la mort de Colbert !
Maintenant encore, pourquoi réviser les feux ? Sans doute, les impôts sont lourds, et la rentrée en est difficile ; mais avec des fonctionnaires intelligents, bien des tempéraments sont possibles ! Et puis, il faut bien le dire, les réformes auront pour seul résultats de grossir le registre des ordonnances royales et d’augmenter la besogne des malheureux commis, sans apporter une livre de plus dans le bureau des finances.
Tout en soupirant, le bon enquêteur franchit le pont Saint-Guillerme ; bientôt, entré presque en contact avec le bleu torrent, dont la monotone et incessante psalmodie remplit la morne gorge, il se demande avec angoisse si les énormes montagnes qui l’entourent ne vont pas se rejoindre au-dessus de sa tête pour l’étouffer.
Le bruit de l’eau l’importune : les grands rochers lui font peur ; quelques épines grattent désagréablement ses bottes, et le pauvre fonctionnaire maudit encore le service du roi …
Mais voici les Gauchoirs. Pierre Argentier, consul du pays, et son secrétaire greffier, Etienne Balme, s’empressent auprès du seul représentant de l’Autorité qui s’égare dans ces pays perdus.
Jean Martin s’ébroue dans ses bottes, rajuste les plis de son élégant manteau et assure son bicorne d’un air avantageux.
Cependant, on prend langue en buvant un pot. Le consul attache du prix à la boisson qu’il offre :
Le vin est cher, chez nous : pas de vigne, le pays est trop froid. Le terrain est fort ingrat, quelque soin que prennent les habitants pour l’engraisser et le rendre fertile. Aussi, avons-nous tout au plus du seigle, dans les principales parties qui sont peu considérables, le surplus donnant un peu d’orge, d’avoine et d’autres grains de moindres qualités.
Il y a bien quelques prés et pâturages, mais il sont de très petits rapports.
Ah ! Monsieur notre pays était jadis à bon droit appelé Le Clapier, tout rempli qu’il est de pierres, de ronces et d’épines ! Nos montagnes ne sont à proprement parler que des rochers pelés dont il se détache souvent des morceaux qui couvrent et ruinent les fonds inférieurs, surtout dans le temps des grandes pluies et de la fonte des neiges.
Le pays, hélas ! est habité par trois vilaines fées : la Gelée, la Sécheresse, et la Lavanche (2)
—- Et les tailles ?
—- Nous les paierons , dit fièrement le consul. Pourtant elles sont bien lourdes, car nous sommes que onze habitants taillables, chefs de famille.
Nous avons aucun commerce, et, sans la charité de deux habitants qui prêtent aux autres de quoi payer les premiers quartiers de la taille et ne sont remboursés qu’après la récolte, lesdits habitants seraient réduits à la dernière misère, et dans une impuissance absolue de payer leurs tailles.
Et notre torrent, que vous voyez là, tout près, nous coûte cher par ses débordements ; sans les soins extraordinaires que nous prenons pour nous en garantir autant qu’il est possible, il y a longtemps que notre communauté serait abîmée !
—- Cependant, hasarda le collecteur, vos communaux doivent vous être d’un grand secours !
—- Ils sont bien pauvres, hélas ! Nous jouissons en commun d’un pâturage dans un endroit appelé Coresanne, qui est très souvent inondé par le Vénéon, et où il n’y a presque autre chose que des épines et des cailloux.
Pour le surplus, les habitants ont la faculté de faire paître quelques chèvres dans les rochers inaccessibles, où il n’y a point de bois.
Le pauvre collecteur avait beau se dire que le rusé paysan exagérait ses plaintes : il se rendait compte, en regardant autour de lui, de leur exactitude. Son vieux coeur, sec pourtant comme un sac d’écus, se serrait malgré lui.
Il murmura quelques paroles d’espoir.
Et le paysan, gardant au coin des lèvres un pli d’ironie désabusée, regarda s’éloigner vers Venosc la mule officielle.
M. le collecteur se hâte vers Venosc, où il sera bien reçu, car il connaît depuis longtemps Etienne Bert, trésorier collecteur de la commune. Tous deux ont jadis couru les tavernes de la rue Saint-Louis, à Grenoble, au temps où ils travaillaient ensemble dans la Tour de la Trésorerie.
A mesure qu’il s’approchait, il sentait la tristesse, s’évaporer comme brume au soleil. Il ne savait si c’était le plaisir du coeur de retrouver un vieux camarade, ou le plaisir des yeux de voir moins de désolation.
Les montagnes d’alentour n’étaient pas moins hautes ; mais Venosc apparaissait, riant, sur une pente moins abrupte ; quelques champs de froment et de chanvre paraissaient ça et là, ainsi que du seigle et de l’orge en plus grande quantité. Des moutons et des chèvres agitaient leurs sonnailles dans des prés assez riches qui verdoyaient sur les pentes ; et, dans le bas, quelques noyers et autres arbres fruitiers attestaient un Vénéon moins dévastateur.
Etienne Bert attendait son ami. Après maintes accolades et souhaits de bienvenue, le trésorier excusa le consul Laurent Roüard, parti le matin même avec son secrétaire-greffier au hameau du Plainet, où un éboulement avait en partie détruit le bois communal.
Notre collecteur, maintenant joyeux, félicita son ami :
Vous devez être bien heureux ; sans doute vous vivez au milieu de rocs affreux et de montagnes horribles ; mais, à côté des Gauchoirs, c’est déjà la porte du Paradis !
—- Ah ! répondit Etienne Bert, ne raillez pas, mon ami. L’inclémence des lieux est telle que ce pays s’en va chaque jour vers sa ruine ! Les éboulements de terre causés par cinq torrents qui traversent la communauté ont emporté depuis trente années plus de cinquante sétérées de fonds, et les avalanches qui descendent des montagnes en ont abîmé plus de trente et ont même quelquefois fait périr le menu bétail qui paissait dans les montagnes.
Bien plus, ce qui reste de bons fonds ne peut-être cultivé en grande partie qu’avec la bêche : les vents et la grêle n’y font que de mauvaises récolte, et voilà cinq ans que les blés meurent de la gelée. Aussi, plusieurs habitants ont quitté le lieu pour aller travailler ailleurs et gagner de quoi subsister.
Vous voyez les prés verts ; mais combien sont rocheux : je cite, au hasard, Coche-Sérizier, Friols, Clottes, Cottemal-garnie, Cotterol, Cottebrune, et autres. Ils produisent si peu d’herbe pour la pâture du menu bétail, que les habitants sont contraints de mettre leurs vaches dans les montagnes des communautés voisines.
Vous connaissez les charges de la commune, qui sont grandes pour une population de petite importance : 200 habitants taillables, pères de famille.
Ils faut entretenir six ponts et réparer le grand chemin. Au seigneur du lieu, monseigneur le duc de Lesdiguières, on paie annuellement 110 livres 4 sols, et 5 sétiers 1 quartal et 2 civiers de blé-méteil, plus 93 livres 18 sols 6 deniers aux dames religieuses du couvent de Montfleury, prés de Grenoble ; plus, 300 livres au curé pour sa portion congrue, sans compter l’entretien du presbytère ; plus 33 livres au sieur Gravier, prieur du Bourg d’Oisans, pour l’excédent de la valeur des dîmes, (3) plus 19 livres et 6 quartaux de seigle au recteur de la chapelle.
Cependant, la communauté a un faible territoire de bons fonds : un peu plus que 541 sétérées (4) ; et encore, dans un mémoire que j’ai dressé il y a peu de jours, j’ai montré que 60 sétérées 5 civerés un quart et deux seizième avaient été emportés ou ruinés par les torrents et ravines ou se trouvaient incultes et abandonnés.
Les fonds sont de petite valeur : Les meilleures terres sont arrentés au prix de 6 livres la sétérée : les prix sont arrentés sur le pied de 4 livres 10 sols, où même de la moitié.
— Quoi ! s’écria le Collecteur, les habitants on donc la vie difficile ?
— Hélas ! répondit Etienne Bert, beaucoup sont forcés, au commencement de l’hiver, de quitter le pays pour aller vendre quelque petite mercerie pour subsister et gagner de quoi payer leurs tailles.
Les habitants ont bien un bois commun de sapins et de mélèzes, le Longuet ; seulement ils ne peuvent le couper et doivent acheter du bois pour leurs bâtiments.
Mais parler plus longtemps de ces choses tristes serait gâter le plaisir que j’ai de vous revoir. Venez. Ma maison est accueillante, et le soleil de midi la rend gaie. Nos alpages font la viande succulente, le lait agréable, et le fromage excellent. Le Vénéon nous donne suffisamment de poisson pour fêter agréablement cette journée bénie.?
Et le collecteur des tailles, enclin à l’optimisme, à la suite de tant de belles promesses, s’en vint partager le repas que la femme de son ami le trésorier avait fait particulièrement soigné.
L’hospitalité de Venosc entraîne à la paresse, et notre collecteur se vit rappelé au devoir par Etienne Bert.
Il vous faut partir de bonne heure, dit celui-ci, car Saint-Christophe est loin, et seul un sentier vous guidera à travers les rochers du Grand Clapier et les sables du Plan-du-Lac.
Le soir tombait, quand Jean Martin parvint à Saint-Christophe, où le consul, François Aimard, offrait la table et le gîte.
Devant une soupe fumante où trempait un savoureux pain bis, tous deux devisaient de la situation du pays.
A Saint-Christophe et ses onze hameaux (5) encore plus qu’à Venosc, relativement privilégié, la situation était lamentable.
Le malheureux collecteur, anéanti, écoutait le sombre poème de la lutte de la montagne et de la terre, chanté par la voie rude du vieux paysan.
Il disait les bonnes terres cultivées péniblement à la bêche, et ensemencées tous les deux ans seulement.
Il décrivait la rigueur de l’hiver, les fréquentes gelées, les orages, et les ruisseaux débordants, et les ( lavanches) ravinant les pentes, si bien que plus de cent sétérées de bons fonds avaient été emportées en trente ans (6).
Il accusait d’hostilité les choses : les rochers s’éboulant pernicieusement, les brebis et les chèvres malades par un mauvais sort, les quelques vaches du pays conduites une à une dans des précipices affreux par des esprits mystérieux.
Puis revenu à des considérations plus pratiques, il disait au petit fonctionnaire — qu’il croyait influent — le poids des impôts : pour 56 habitants taillables, chefs de famille, 240 livres et 4 setiers de seigle au seigneur pour le cens, outre 500 livres de pension à lui due en remboursement d’un prêt de 10 000 livres, fait à la communauté par le connétable de Lesdiguières ; il était dû aussi annuellement 122 livres aux dames de Montfleury, plus 13 livres au seigneur de Viennois, plus 220 livres au curé pour supplément de la portion congrue, les dîmes ne suffisant pas pour y satisfaire entièrement.
Le consul ajoutait encore une imposition de 29000 livres, que les habitants s’étaient mise sur eux-mêmes en 1666, pour le paiement de leurs dettes ; mais cette somme restait due encore, lesdits habitants ayant été dans l’impossibilité de la payer.
Et pour tant d’impositions, un si faible revenu !
La commune louait ses alpages, aux habitants comme aux étrangers. Et ce droit, dit (montagnage), produisait à peine 30 livres par an, et baissait peu à peu. Le moulin banal coûtait plutôt qu’il ne rapportait. Les bois communs, celui de Bans et celui de la Pilatte (7) étaient à peu près improductifs.
Le bois des Bans avait été d’une grande ressource pour les habitants des dix hameaux ; mais il se trouvait presque entièrement rasé, pour permettre aux habitants du hameau principal de réparer les ravages d’un incendie survenue vers 1690. Quand au hameau de La Bérarde, il devait se suffire avec les pins du bois de la Pilatte, situé dans les rochers ver Vallouise. ? Et encore, disait François Aymard, les habitants ne peuvent se servir desdits bois que lorsque les vents les ont abattus et que les ravines les traînent dans le bas. Car le bois n’est accessible qu’aux chamois et aux bouquetins.
Heureusement, Saint-Christophe avait un bon seigneur : la duchesse de Lesdiguières n’était pas bien sévère pour le recouvrement de ses créances, et, considérant la pauvreté des habitants, les déchargeaient depuis 14 ou 15 ans de la pension de 500 livres qu’ils devaient pour l’extinction de leur dette.
Par contre ils n’avaient pas trouvé dans leur curé le mépris des biens de ce monde qui sied à son état : sa portion congrue s’élevait au total de la ferme de la dîme, soit 192 livres ; mais il avait exigé 220 livres, ? ayant témoigné qu’il ne pouvait subsister si lesdits habitants n’augmentaient sa portion ?. Et, ajoutait mélancoliquement le consul, ? nous avons été contraints de lui payer les 220 livres, pour éviter qu’il ne quittât le service de sa cure, comme plusieurs autres ont fait ci-devant .
Le pauvre Jean Martin n’avait plus guère faim, maintenant. Lui aussi craignait d’abuser d’un pain si péniblement gagné, d’un vin venu de si loin.
Son âme citadine, émue par le sourd grondement du Vénéon qui gémissait en bas, dans le mystère de son lit, en face des blancheur scintillantes que la lune dessinait aux flancs du Bec-de-Canard, se laissait entraîner par la vague superstition de son hôte.
Instinctivement, il peuplait ces lieux étranges et formidables de formes vivantes, bizarres comme eux. La montagne, qu’il ne connaissait pas, s’animait dans son imagination, et il sentait avec force cet instinct de l’homme qui se refuse à croire sans vie la nature diverse et grandiose, et qui peuple les fontaines de naïades, les forêts de fées et les montagnes d’esprits falots ou terribles.
La nuit, sur la paillasse de feuilles sèches et de balle d’avoine mélangée, M. l’enquêteur Jean Martin dormit mal et fit de mauvais rêves.
(1) Les renseignements qu’on lira dans cet article ont été tirés de la grande ? Révision des feux du Dauphiné ? et de l’enquête sur les Eaux et forêts du Dauphiné, toutes deux opérées en 1700, sur les ordres de l’intendant Bouchu. — Archives Départementales de l’Isère, série C.
(2) Au XVIIe siècle, les avalanches s’appelaient des ? lavanches ?
(3) La dîme était de 20 livres pour les grains, les légumes et les chanvres, du dixième pour les agneaux ; quand il y avait moins de 10 agneaux, on devait la dixième partie de la valeur de chaque agneau. La dîme, qui était affermée, se montait à 333 livres, dont 300 servaient à payer la portion congrue du curé.
(4) Cela fait, à la mesure actuelle, environ 180 hectares. Il y avait seulement 518 sétérées 8 civerés de fonds taillables, les autres étant affranchis.
(5) Cinq de ses hameaux n’avaient que deux maisons.
(6) Le texte dit que ces désastres ont affecté surtout le territoire des hameaux de la Bérarde, d’Estaget, de Conforan et de Ville .
(7) Le texte les nommes bois du Ban et du Pirate.