Correspondance Chritolette

Je voudrais connaître l’officieux cicérone qui a si bien renseigné l’Anglais sur la statistique de l’Oisans. Je tâcherais de le faire recommander d’une manière toute spéciale comme indicateur auprès des touristes.
En réponse aux assertions de l’Anglais, je dirai que le montagnard de l’Oisans pourrait, effectivement, vivre bien tranquille chez lui, pendant huit mois de l’année, si cerné par les neiges durant tout ce temps, il n’avait à craindre ni la visite des huissiers, des gendarmes, des employés des droits réunis, ni des billets jaunes du percepteur. En revanche, il n’aurait pour lui que l’isolement. Sans relations avec l’extérieur, il serait obligé de se suffire en tout et pourrait mourir sans secours du médecin, sans celui du notaire pour son testament, etc. Mais il n’en est pas ainsi. N’en déplaise à l’Anglais, tout se passe durant l’année dans son village, comme au sein des cités d’Angleterre. Toutes les visites que le montagnard peut désirer ou craindre, il les reçoit en tout temps, et même au plus fort de l’hiver. Jamais les communications avec le chef-lieu ni avec d’autres communes, ne sont interrompues par les neiges. Les marchés du Bourg d’Oisans sont fréquentés, chaque semaine, en hiver comme dans les autres saisons. S’il arrive que la neige, tombant pendant deux ou trois jours, ferme le chemin, la circulation s’arrête un jour ou deux, mais aussitôt le mauvais temps passé, le chemin est rouvert, et tout est dit.
S’il en est ainsi pour les communes élevées, à plus forte raison pour le Bourg d’Oisans, dont le climat est meilleur et que traverse une route impériale. Notre touriste affirme cependant avec l’aplomb d’un parfait conteur, que la moyenne de la quantité de neige y est de deux pieds pendant huit mois. Je dirai avec la même assurance, que les brouillards rendent impossible toutes les communications entre les rue de Londres, pendant huit mois de l’année…… Cela parait incroyable et légendaire, mais c’est vrai ! …
Il y aurait là matière à réflexion de toute espèce de voyageur anglais. Mais je laisse à d’autres le soin de les faire, et de le juger.
Que dire ensuite des petits tableaux que pour intéresser son récit, il fait, d’une paroisse de l’Oisans où le soleil ne se montre aux yeux des habitants que pendant trois mois de l’année ?
S’il le prouve, s’il nomme cette paroisse, je lui donne la plus belle de mes vaches.
D’un curé tailleur.
D’un autre curé boulanger.
Etc., etc.
Les curés des paroisses de l’Oisans n’ont pas les gros traitements des ministres anglicans. Ils sont, comme leurs paroissiens, obligés de soumettre leur dépenses à un budget modique, dans les ressources duquel ils trouvent néanmoins, pour l’occasion, les moyens d’exercer les lois de l’hospitalité. Je n’ai jamais ouï de ce que raconte l’Anglais à leur égard. Mais que, par des circonstances nécessiteuses, qui ne sont pas rares dans les paroisses de montagne, un curé soit forcé de tondre ses brebis, d’aider à la confection de son pain, etc., ce sont là de petites misères qui n’ont rien d’indigne pour son ministère, rien d’extraordinaire pour la vie pastorale et solitaire qu’il est réduit à mener, ni rien d’assez dramatique pour servir d’objet aux élucubrations d’un voyageur.
Mais il fallait à l’Anglais des acteurs pour la scène piteuse et horrible qu’il voulait étaler, et l’introduction d’un ministre de la religion sur cette scène avait quelque chose de piquant pour la curiosité de son public.
Je m’arrête.
Le rêve romanesque que le dit voyageur anglais a cru pouvoir publier sur son voyage en Oisans, a été adressé par lui au Nouvelliste, et reproduit par un journal de Provence.
Puisqu’il voulait appeler l’attention publique sur le sort des Lapons et des Esquimaux de France, que n’adressait-il tout de suite sa fantasmagorie aux journaux de l’Isère, leurs soutiens naturels ?
Il a craint la justice du ridicule et de la raison publique dans le département qu’il dénigrait si gratuitement.
Espèrons que cette justice le poursuivra jusque chez les siens, dont il a voulu exciter l’humour, aux dépens d’une population qui ne méritait ni cet honneur ni cette indignité.
Agréez, etc.
Un habitant de St-Christophe-en-Oisans
(Isère)

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