Correspondance Chritolette

Le Dauphiné, dimanche 11 septembre 1864 A.D.I PER 969/1

CORRESPONDANCE
St. Christophe en Oisans, le 6 septembre 1864

Monsieur le rédacteur,

Un voyageur anglais qui a visité dernièrement l’Oisans, et qui est venu à St. Christophe, a fait insérer dans un journal de Provence un singulier récit de ses surprises et de ses émotions dans ce pays.
Et comme, dans tout ce qu’il débite de la laideur, de l’horreur, de l’aspect hideux, du dénuement absolu de ce pays, il n’a pu avoir en vue que St. Christophe, mon lieu natal, j’ai pris la plume pour essayer de lui répondre.
Je ne lui dirai pas cependant de bien gros mots, à ce brave homme, ses exagérations ridicules portent déjà avec elles leur peine. Il est aimable et bon, à ce que dit le journaliste, et il parait que dans ses impressions il a été victime d’une sensiblerie outrée. C’est pour la première fois, indubitablement, qu’il voit les Alpes, comment lui faire un crime des naïves terreurs qu’elles lui ont inspirées ? Et s’il tient à porter dans son pays quelques contes inédits sur la France, comment l’en empêcher ?
Il était utile cependant de relever aux yeux du public cette excentricité britannique d’un nouveau genre.
L’Anglais est venu d’Allevard au Bourg d’Oisans, par les Sept-Laux et la Cheminée du Diable. Il a vu par là rochers sur rochers, précipices à côté de précipices : ses yeux en ont été fascinés. Dès lors, il n’a plus vu que cela partout. Comme cet autre Anglais qui en débarquant en France pour la première fois, et voyant dans une auberge de Boulogne une servante aux cheveux roux, s’empressa d’écrire qu’en France toutes les servantes d’auberge avaient les cheveux roux.
Si sa vue n’avait été troublée, il aurait pu, en passant à Oz et Allemont, remarquer le magnifique bassin occupé par ces deux communes. Il y avait pourtant bien là de quoi lui faire oublier la Cheminée du Diable. Cette splendide entrée de l’Oisans de ce côté devait le prévenir un peu en faveur du reste.
Nullement ! la plaine si riche et si fertile du Bourg d’Oisans n’obtient pas plus ses faveurs, parce qu’il voit çà et là, à côté des forêts et des terrains cultivés, de grands rochers nus au-dessus desquels il y a des villages. Il a peur pour ces villages ; il lui semble qu’ils vont tomber dans le précipice, et alors il s’écrie : Pauvres âmes, pauvres Français ! Et il les a comptés, ces villages ; il y en a 22 pour tout l’Oisans !… Ce qui fait un peu moins de 140 villages ou hameaux dont se composent les 20 communes du canton. N’importe.
Le Bourg d’Oisans lui-même ne peut le satisfaire, malgré l’importance qu’il accorde à ce village des rocs élevés et abrupts qui l’encadrent. Ce voyageur cherchait probablement dans les Alpes autre chose que les Alpes elles-mêmes.
Il marche vers St. Christophe, et c’est à cette partie de l’Oisans qu’il réserve toutes ses aménités de touriste mécontent.Que se pays ne plaise pas à l’Anglais, c’est fâcheux. Je ne lui ferai pas de procès pour cela. A chacun son goût. C’est comme si, moi j’aimais l’Angleterre. Mais qu’il semble le bafouer, et que pour cela il invente, c’est autre chose.
Cependant je suis mieux disposé pour lui lorsque je le vois s’apitoyer sur ce pays et sur les hommes qui l’habitent. A la vue de ses grandes montagnes, de ces rochers nus et élevés, de ses villages perchés, de sites enfin dont il n’avait pas d’idée, la tête lui a tournée. Il ne pouvait s’imaginer que des hommes, comme lui, fussent venus fixer là leur demeure. Nécessairement ils devaient être d’une nature tout autre que la sienne. Quoique en France, c’étaient des Lapons ou des Esquimaux, des sauvages, grelottant de froid au mois de juillet, alors que le reste du monde étouffait sous une chaleur tropicale. Il pousse des exclamations sur leur position, sur leur misère, et peu s’en faut qu’il ne demande à la pitié publique que l’on tire les habitants de l’Oisans de leur hideux pays pour les coloniser ailleurs.

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